
Juin 2025
La tentation du retrait
Le monde est repoussant. Voilà un jugement largement partagé. Mais qui donc repousse-t-il ainsi ? Qui éloigne-t-il de dégoût ? Qui, aussi, fait-il re-pousser, croître de soi en soi, (re)partir dans une autre direction ? Le monde pousse un peu le bouchon. Dans son histoire, sa géographie, sa politique – notre politique – il fait des nœuds, des engorgements, des débordements. Une armée de dirigeants simplistes ou vulgaires prennent le pouvoir et leur première qualité est de ressembler à leur peuple. En ce sens, ils (re)présentent bien. Ils font leur travail – de sape, de destruction. Mais le monde lui-même ne serait-il pas devenu simpliste, populiste, qui dérègle, altère ses équilibres écologiques sous le seul effet de l’action humaine, qui préfère, appliquant une loi du talion mal comprise, rendre au centuple les dégâts qu’on lui inflige, plutôt que de les empêcher, les interdire, ou à tout le moins les contenir ? N’eût-il pas été plus judicieux de faire l’homme un peu moins intelligent, un peu plus limité, “demeuré” justement, attaché, assigné à sa demeure terrestre ? De rendre impossible, ou trop coûteux, certaines extensions technologiques, autour du biologique, du numérique, voire même, en amont, de l’analytique, du granulaire ? Toute une décomposition mentale autour du quantitatif, de l’homogénéisation des données, et qui pêche par défaillance subjective, symbolique…
Peut-on se fuir soi-même ? Briser les miroirs ? Faire retour sur soi ? Mais si non, faut-il se résoudre à la fuite en avant, au progrès ouvert, à l’open bar des sciences, de la puissance, de la reconfiguration de la nature, sous couvert de réparation ? Des sociétés magiques aux sociétés rationnelles, il semble que la figure constante soit celle de l’apprenti-sorcier, de celui qui tire un trait sur l’évidence et l’intuition. Vénérer le surnaturel, soumettre le naturel relèveraient d’un même combat pour la supériorité, la maîtrise, même si leur impact concret n’est bien sûr pas comparable. Le drame étant que l’humanisme, l’ouverture, se situe davantage du côté des sciences, de la conceptualisation, que de celui des rites, des interprétations. Il faudrait choisir entre la captation du monde sous forme d’un sens dont la transcendance soulève, emporte l’individu dans un au-delà faussement approprié, ou sa préemption par les voies de la technique, de l’évaluation quantitative, de la performance analytique, qui ramènent l’individu à la position d’un agent, précisément et pauvrement, “unidimensionnelle”.
Refuser l’alternative, l’injonction paradoxale. Retirer, effacer le trait qui est venu biffer le naturel, non celui existant supposément “en soi”, mais celui qui vient “pour nous”. Re-trait, dès lors, comme trait retiré, barrière levée sur une sympathique perspective : disparition de l’injonction au progrès, recentrage sur le présent, réévaluation du mouvement, de son rendement coût-bénéfice. La barre des interdits et des obligations, celle qui scinde le sujet, peut évacuer notre champ de vision et, placée plus haut, devenir une exigence, un repère autorisant, sous ses auspices, le passage vers un meilleur présent, plutôt que vers un avenir radieux de révolutions bio-techno-politiques ou vers un passé mythifié de paradis perdu, dont on voudrait nous revendre les places récupérées sur un second marché de la religion aujourd’hui en pleine reviviscence.

Mai 2024
Le temps de l’autocritique ?
Qu’est-ce qu’avoir un regard critique sur soi ? En quoi un tel regard, loin, cependant, des autocritiques imposées par les idéologies, du type procès de Moscou, est-il particulièrement nécessaire en 2024 ? Les chiffres nous le disent : nous vivons une époque contre-révolutionnaire, par trop versée dans le kitsch de la pensée. Tout se multiplie et se démultiplie. Les divisions tombent trop juste. Les ennemis sont trop ennemis, les amis faussement amis. Chacun pense immodérément aux autres, les accaparant comme balises, comme repères, dans l’oubli de soi. Un oubli paradoxalement égocentrique. Cela claque comme un chiffre rond. Cela brille comme une campagne de communication. Tout baigne, mais qui se mouille ? Avant d’expérimenter on s’assure, on mesure les risques, le retour sur investissement. Manque de sacrifice, de consommation somptuaire ? Il faudrait travailler le biaisé du regard. Le raccord, la dia-gonale. Mettre un peu de géométrie, fût-elle quelque peu dé-réglée, dans nos visions.
Les tensions qui dominent aujourd’hui la société signalent d’abord un manque d’expression. Exprimer, c’est pro-poser. Mettre en avant, mais à la merci d’un regard. S’ob-server. Serf, esclave, mais de soi-même. Se re-garder. Regardons-nous ! Chacun pour soi, dans un miroir concave, convexe, courbe comme la terre. On se reflète dans les cieux. On astique le quotidien, on asticote le voisin, on est démangé par le consensus. Conjonctivite généralisée, allergie aveuglante, gonflement éhonté des paupières, des protections. La République, l’Europe, la Science, l’Amour : tout doit nous protéger, nous servir. Le monde immonde nous provoque, nous affole : où court-il, pour qui roule-t-il ? Qui sont les victimes, où sont les héros ? À chacun ses idéaux, sa fiction, sa série préférée. On enchaîne les épisodes d’histoires écrites par d’autres pour d’autres encore, qu’ils négligent de connaître. On se sent un peu hors du coup. Tout le monde demande la parole mais c’est une parole qui rapproche faussement, qui moralise comme une parabole. Il faut éviter de plier les mots dans un seul sens. Résister au désir de les rendre plus purs. Nous ne sommes plus la tribu des premiers jours ; trop de temps a passé depuis nos bégaiements initiaux. Seuls devraient s’entendre les discours inédits, dégrisés, post-historiques. Les héros classiques ont définitivement remis leur tablier. Place aux défricheurs, aux arrangeurs de hasard. Aléatoire n’est plus un gros mot en politique.
Retenons la leçon des surréalistes : se laisser aller pour mieux se surprendre. A condition de se relâcher. Lâchons du leste, allégeons le fardeau du quotidien. Ne cherchons pas à aller trop vite, trop loin. Faisons retour sur nous-mêmes. Sursoyons à nos urgences, à nos humeurs. Soyons à l’écoute de l’autre qui parle en nous. Soyons trans-individuels, per-sonnes audibles et résonnantes. Ne cédons rien aux trans-humanistes, à ces individus silencieux et sournois qui aspirent à un avenir endormi. Échangeons nos ressources, dilapidons notre capital. Éloignons les ratios, les raisons. Jamais un output ne se rapportera à un input, sauf par l’entremise d’un créateur, d’un artiste, d’un original. Si le système nous en-rôle, en-grossons-le ! Par où passe le fil ténu de l’enthousiasme, par ce chas nous nous glisserons. Nous tisserons un monde nouveau, fringant, baigné d’une fièvre surnaturelle. Nous lui donnerons un sens en tous sens. Monde macramé, artisanal, plastique. Nous vivrons des reliefs du plat, des aspérités du plan. Matière et concept, les deux mamelles de l’espoir !